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[dvd :] LA CHINE – Michelangelo Antonioni

12 Avr

Chungkuo

La Chine, Chung Kuo – Michelangelo Antonioni / Carlotta Films

En 1972, Michelangelo Antonioni est invité par le gouvernement chinois à réaliser un documentaire sur la «Chine nouvelle» au lendemain de la Révolution culturelle. Antonioni n’est pas le premier intellectuel occidental à répondre à une telle invitation par un gouvernement totalitaire communiste. L’URSS de Staline fut coutumière du fait, notamment lors des procès de Moscou, faisant venir des cargaisons entières de sympathisants occidentaux – «idiots utiles» qui «goberont tout» selon les propres mots de Staline -, chargés ensuite de dresser un tableau idyllique du régime à destination de leurs compatriotes. La Chine de Mao exploita également ce creuset inépuisable de militants, parfois sans même se donner la peine de les prier. A la même époque qu’Antonioni, un autre cinéaste occidental, le Néerlandais Joris Ivens, tournait ainsi en Chine ce qui devait devenir son documentaire fleuve Comment Yukong déplaça les montagnes. L’originalité d’Antonioni réside peut-être dans sa propre position par rapport au totalitarisme. Sympathisant marxiste, sans plus, il n’a jamais été maoïste et ignorait tout de la Chine avant d’y poser sa caméra.

C’est peut-être ce qui explique les choix artistiques qui caractérisent La Chine, Chung Kuo et lui confèrent sa singularité. Antonioni pose sur la Chine un regard étranger, presque candide. Il filme tout ce qu’il peut et recourt le moins possible à la post-production. Les longs plans in extenso, à peine retouchés au montage, la bande-son brute, sans accompagnement d’une BO démonstrative, l’économie d’explications, la voix-off utilisée avec parcimonie laissent le spectateur seul face aux images et aux bruits ambiants. Car le choix, sans doute délibéré, de ne sous-titrer ni les paroles, ni les inscriptions en chinois met le spectateur occidental dans la position exacte qui fut celle du cinéaste au moment du tournage : celle d’ un étranger qui débarque en pays inconnu sans en connaître la langue. Il en résulte une impression d’authenticité absolue, la conviction que tout ce que nous voyons est vrai, que rien n’a été trafiqué. Comme l’affirme son ami Carlo di Carlo dans le premier bonus du DVD, Antonioni était persuadé qu’en filmant la rue «dans les conditions du direct», il pourrait montrer la réalité et échapper ainsi au carcan rigide que lui imposait son escorte… même s’il n’ignorait pas qu’il ne filmait que ce que les autorités chinoises voulaient bien lui montrer.

Le procédé a toutefois ses limites. Si l’impression d’authenticité est bien réelle, si l’œuvre se démarque effectivement des images classiques de propagande chinoises – grands rassemblements populaires, démonstrations du puissance -, elle se situe également très loin du brûlot subversif, de la critique cachée qui aurait expliqué son interdiction en Chine par ceux-là mêmes qui l’avaient commandée. Les rares plans volés, tournés en caméra cachée, ne doivent tromper personne : ils ne dévoilent rien d’un quelconque secret que le régime aurait voulu dissimuler. En réalité, en procédant ainsi, Antonioni ne parvient pas à aller beaucoup plus loin que les clichés traditionnels : l’usage de l’acupuncture, la pratique du chi kong dans les parcs, les acrobates du cirque, les paysans des rizières, la Grande Muraille, la Cité interdite… Bien sûr, le spectateur occidental averti se doute que les grandes affiches omniprésentes renvoient à une propagande maoïste violente, que les enfants qui marchent au pas ne chantent pas des comptines mais des chants guerriers à la gloire du Grand Timonier. Mais le simple fait de ne pas saisir ce qu’il lit et ce qu’il entend lui interdit de comprendre véritablement la violence sous-jacente de ce qu’il voit. Au contraire, une certaine sérénité transparaît dans le film. Elle renvoie l’impression paradoxale d’un pays paisible alors que la Chine sortait à peine de sa meurtrière Révolution culturelle. La durée excessive du film laissait espérer une exploration en profondeur : Antonioni est resté en surface, bloqué sur le seuil des apparences.

Certes, Antonioni ne donne pas une image avantageuse de la Chine. C’est en toute liberté qu’il montre les usines vétustes et l’extrême pauvreté des zones rurales, tout le contraire des films de propagande chinois. Mais ce faisant, il donne une image rassurante et inoffensive du régime, non seulement à l’égard de sa propre population, qui semble heureuse de la simplicité de son mode de vie, mais aussi à l’égard de l’étranger. Exactement ce que la Chine pouvait attendre de lui au moment où elle entrait de plain-pied dans sa phase d’ouverture à l’Occident et de normalisation de ses rapports avec les Etats-Unis (la rencontre historique entre Nixon et Mao date de février 1972).

Le caractère «subversif» du film est illusoire. Ce n’est donc pas lui qui peut expliquer la violente réaction de rejet que le long métrage suscita en Chine à partir de 1974. Comme le souligne le journaliste Pierre Haski dans le second bonus, cette remise en cause s’inscrit dans le cadre des luttes de faction internes au PC chinois, entre partisans de la normalisation et révolutionnaires radicaux. Ce sont ces derniers qui s’en prirent si violemment au film, non les amis de Mao. Et il ne faut pas en chercher la raison dans le contenu du film. Quel que ce contenu ait pu être – imprégné de propagande «impérialiste» ou au contraire respectueux des canons de «l’art socialiste» – il suffisait de distiller le soupçon d’anticommunisme pour le discréditer. D’ailleurs, les millions de Chinois qui le fustigèrent à l’époque ne pouvaient pas avoir vu le film puisqu’il n’a été distribué en Chine qu’en 2004. C’est précisément de la contagion d’un tel soupçon que les grandes dictatures totalitaires tirent toute leur puissance. La brutalité du régime y bénéficie toujours du soutien violent de millions d’individus, non parce qu’ils adhèrent de plein gré à son idéologie, mais parce que la menace de violence à leur égard les pousse à se montrer plus violents encore vis-à-vis des autres.

Pour autant, ce n’est pas une raison pour bouder cette œuvre singulière d’Antonioni. Près de quarante ans après La Chine, Chung Kuo fait figure de document historique. Si les images qu’il propose sont aujourd’hui uniques et inestimables, ce n’est pas seulement par la seule vertu de leur ancienneté, mais parce que dans un contexte de course effrénée au progrès, comme la Chine en connaît justement un depuis trente ans, le neuf annihile à tel point le vieux, les paysages sont à tel point remodelés que ces images représentent peut-être le dernier témoignage d’une époque à jamais révolue, dont rien ou presque n’a subsisté.

Sylvain Mazars

 

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