Entretien avec Laurent Cantet (l’intégrale)

25 Sep

Après un film commandé par Arte dans le cadre de la collection « 2000 vu par » (Les Sanguinaires (1997), rediffusé sur Canal+ Cinéma à partir du 19 septembre 2008), Laurent Cantet a été repéré dès son premier film sorti en salles, Ressources humaines (1999) qui marquait son style, par une approche documentée de la réalité sociale passée sous le prisme d’une fiction très âpre. L’emploi du temps (2001) et Vers le Sud (2005) sont significatifs du travail d’un cinéaste qui sait associer comédiens reconnus et acteurs non professionnels, et toujours évidemment en prise avec des sujets très contemporains traduits par une vision cinématographique toujours très cohérente. Entre les murs (en salles le 24 septembre) a consacré auprès de ses pairs, de la critique et très certainement du public, cette démarche singulière, symbole d’un cinéma à la fois exigeant et populaire. Voici l’entretien avec Laurent Cantet dans son intégralité, qui complète l’entretien paru dans le numéro -30 de CUT.

Le film a été difficile à monter financièrement ?
Pas du tout. Le film n’était pas cher, il a coûté environ 2,3 millions d’euros, ce qui est assez ridicule comme budget. L’évidence qu’on éprouvait à l’écrire, à le préparer a été aussi évidente pour les lecteurs. De plus, j’avais joint au scénario un DVD avec un petit montage rapidement fait de quelques moments des ateliers qu’on avait enregistrés et je pense que les gens voyant ces quelques exemples de situations étaient convaincus et que le pari qu’on avait fait, qui était important, était résolu quand on voyait ces quelques minutes d’ateliers.

Combien de temps a duré le tournage ?
Sept semaines mais avec des journées de six heures puisque le travail des adolescents est très encadré par l’inspection du travail. On s’est tenu à ça et du coup personne n’était épuisé, il y avait une sorte de tranquillité qui transparaît aussi dans le film.

Vous avez dit avoir choisi la haute définition parce qu’elle était adaptée au style du film. Continuerez-vous d’employer ce format ?
Je pense qu’il y avait une adaptation du mode de filmage au sujet et au dispositif de la classe. Cette diversité de points de vue dont on avait besoin, cette diversité de personnages aussi, dont on voulait capter les réactions et essayer de privilégier le flot de paroles, l’énergie qui forcément aurait été très différente filmée de manière classique, en coupant en recommençant, en changeant d’axe. C’est vrai que ça m’a donné une liberté incroyable par rapport au 35 mm. On pouvait se permettre des expériences, on essayait un truc, en se disant : si ça marche on prolongera, on verra ce que ça va donner. Jamais je n’avais pu me permettre ce genre de liberté. J’ai l’impression que j’aurais plutôt tendance à reproduire ce dispositif et je reviendrais certainement très difficilement au 35 mm. Mais chaque film impose son mode de fabrication, son dispositif et je n’ai aucune certitude sur ce que sera le prochain. En tout cas, c’est la première fois que je vis un tournage avec un tel bonheur, un plaisir à tout moment d’être là et d’essayer de mettre en forme quelque chose qui paraît au départ totalement bordélique et qui, petit à petit, se cadre.

Pour rester sur des questions de format, c’est la première fois que vous tournez en cinémascope. Le format était aussi dicté par le sujet ?
Au départ, on a tourné le film en 1.85 et pendant le tournage, l’assistante monteuse, qui était en train de digitaliser les rushes dans la salle de cours d’à-côté… c’est d’ailleurs ce qui fait que le dispositif était plus confortable que ce que j’ai connu jusque là. On avait à côté un écran, on pouvait voir ce qu’on venait de faire ce qui permettait un continuel aller-retour entre ce qui avait été fait, ce qu’on espérait. Il nous est arrivé de faire des scènes, de nous rendre compte que ça ne marchait pas et de nous dire « essayons une autre stratégie » pour dire la même chose mais dans un autre contexte. Mais je ne sais plus pourquoi on en était arrivé là…

On parlait du cinémascope…
Dans cette salle de montage, l’assistante monteuse a mis des volets sur l’écran et m’a dit « regarde comme c’est bien » et c’est vrai qu’il y a un jeu sur les profondeurs et sur les flous qui marche beaucoup mieux : les visages deviennent d’un seul coup le sujet, l’objet de chaque plan. On a juste éliminé ce qui n’était pas le plus intéressant, comme des morceaux de plafond et des pieds de chaises. En même temps on a beaucoup recentré sur les visages, sur les regards, sur les gestes…

Ces cadrages ne créent pas une sensation d’enfermement ?
Étonnamment, j’ai eu l’impression, quand on a commencé à voir ces images avec les caches, qu’on ouvrait l’image, parce que les fonds paraissaient toujours plus éloignés. Du coup, on regardait moins le décor et plus les visages.

Dans le dossier de presse vous expliquez que les dialogues entre le professeur et les élèves sont toujours cadrés du même côté (le professeur à gauche et les élèves à droite).
Il y a eu deux ou trois renversements de l’axe quand on a eu besoin de voir la porte, mais sinon, cette idée était là dès le départ. De temps en temps on s’autorisait à entrer dans le périmètre de la classe pour aller filmer de face. En fait, je l’ai fait de temps en temps mais au montage j’ai le sentiment que ça n’est jamais resté, qu’on a toujours privilégié ces espèces de profils et puis cet axe, gauche-prof, droite-élèves. Les allers-retours, les arguments et les joutes se déroulent sous cet axe-là.

Vous avez filmé à trois caméras en même temps continuellement ?
Oui, tout ce qui passe dans la salle de classe a été filmé à trois caméras, le reste (la salle des profs, la cour) plus souvent avec deux caméras.

Le travail de montage a dû être très important…
Le montage est un moment que j’aime énormément et je n’ai pas envie que mon monteur s’y amuse sans moi, j’ai envie d’attendre la fin du tournage pour m’y mettre. Mais c’est vrai que là, ça a été une sorte de puzzle gigantesque parce qu’on avait en plus 150 heures d’images et trois caméras en même temps, qu’il fallait essayer d’analyser la circulation des plans. Parfois on croisait les prises, certaines pouvaient être meilleures que d’autres et du coup on arrivait à des possibilités absolument infinies de combinaisons. Ça a été un moment de gymnastique intellectuelle assez agréable, surtout que ça s’est passé sans ces moments de doutes, c’était comme une espèce d’évidence. C’était l’énergie qui nous portait et jamais les questions qui peuvent se poser habituellement : « comment passer d’un plan à un autre, le raccord marche pas ». Il n’était plus question ni de raccord, ni de grosseur de plan qui n’allaient pas s’enchaîner. C’est vraiment ce qui est filmé qui l’emporte, qui le fait avancer et qui nous fait avancer un petit peu avec lui.

Est-ce que vous alliez voir dans la salle à côté les rushes avec les acteurs ?
Pas du tout. Je pense qu’eux ont déjà un certain contrôle de leur image. Quand on voit les adolescents on se rend compte qu’ils savent comment se présenter. Je n’avais pas envie de le renforcer encore en leur montrant les rushes. C’est vrai que même pour un acteur aguerri il y a toujours des « là je suis pas bien, il faudrait que je fasse ça et ça… ». On essaie de corriger et c’est vraiment ce que je cherche au maximum à éviter.

Au niveau du scénario, est-ce que ce n’est pas difficile de travailler avec un scénariste qui est l’auteur du livre et l’acteur principal du film (François Bégaudeau) et un autre scénariste qui est lui aussi réalisateur (Robin Campillo) ?
Avec Robin on a une complicité très ancienne, on a des modes de fonctionnement qui sont assez proches et on gagne beaucoup de temps grâce à ça. On a l’un et l’autre le sentiment qu’il ne faut pas forcément sacraliser le scénario, comme on le pense souvent. On a plutôt tendance à avoir envie d’écrire vite en se disant que de toutes façons le scénario va être repensé, ré-habité au moment du tournage. C’est à ce moment-là, presque en temps réel, qu’il faudra le faire bouger. On avait beaucoup discuté avant avec François et la plus grande partie de la structure du scénario a été écrite sans lui. Il intervenait comme une espèce d’expert en disant « ça j’y crois, ça je ne pense pas que dans ma classe ça se passerait comme ça ». Il avait bien sûr un droit de regard mais l’écriture c’est plus passée entre Robin et moi.

À ce propos, la fin du film est vraiment différente de la fin du livre. L’émotion y est beaucoup plus forte.
Dès la rencontre avec François, après avoir décidé de travailler ensemble sur cette adaptation, il a été très clair pour moi et pour lui que je ne pouvais pas faire une adaptation pure et simple du livre. Ou alors il fallait en faire un documentaire. Ce qui m’intéressait c’était ce vecteur de la fiction, minimaliste, soyons francs, une narration qui structure petit à petit cette chronique de la vie d’une classe qui est un peu le principe de la première demi-heure du film. J’avais commencé à écrire un scénario avant de rencontrer François qui devait se passer aussi uniquement dans l’école et qui était en fait l’histoire de Souleymane. Je voulais structurer l’histoire du film autour de ce personnage et le livre apportait une somme de situations, de documentation, de réalité que j’étais moins bien placé que lui pour observer. Le livre m’a apporté le personnage même du prof. Et c’est cette relation très directe qu’il a face à ses 24 élèves, cette prise de risque qu’il accepte en allant titiller les uns et les autres, qui font que c’est un prof comme ça que j’aurais aimé avoir quand j’étais au collège. Il m’a semblé évident que le livre proposait cette image-là et il était évident que c’était à lui qu’il fallait proposer le rôle. Pour moi c’était inéluctable et François a très vite accepté cette idée.

Vous n’avez jamais pensé à prendre un acteur ?
Être face à une classe comme François l’est pendant toute la durée du film demande quand même un certain entraînement. C’est esprit d’à propos qu’on a quand on est prof : on n’a pas le temps de réfléchir, il faut avoir le sens de la répartie. Des acteurs peuvent l’avoir mais peut-être pas dans ce contexte-là. Au départ c’était clair pour moi que ça allait être des collégiens et des profs. Et très rapidement les profs sont devenus LE prof et c’était François.

Le personnage de Souleymane est joué par un acteur qui ne porte pas son prénom, contrairement à la majorité des acteurs de la classe.
Il y avait un scénario écrit et, autant les autres personnages avaient des prénoms interchangeables, autant quelques uns étaient très précisément décrits parce qu’ils étaient les supports de l’histoire. Depuis le premier scénario, le personnage s’appelait Souleymane. De manière générale ils ont gardé leurs prénoms car beaucoup de choses étaient fondées sur l’improvisation et j’ai essayé de négocier avec eux pour qu’ils les conservent.

Parmi les élèves, certains ont envie de continuer à être acteurs ?
Je sais par exemple que Rabah, le petit qui est au fond de la salle, a refait un film cet été. C’est vrai que c’est quelque chose qui en tente beaucoup. Il y a d’une part une mythologie, une magie du cinéma, qui évidemment à cet âge-là est importante, mais il y a aussi le fait qu’on a passé six mois à travailler ensemble, qu’on y a pris tous beaucoup de plaisir et que ça a été enrichissant pour moi mais aussi pour eux. Le tournage a été tranquille, apaisé, drôle, on s’y est beaucoup amusé, alors pourquoi ne pas continuer ? En même temps, ils gardent tous la tête très froide. Il n’y a pas eu de pétage de plomb, des « c’est moi la vedette ». L’idée du groupe a vraiment prévalu et continue à être plus importante que l’ego.

Avez-vous eu besoin d’une discipline très stricte pour arriver à cette forme de liberté ?
Non, pas vraiment. J’étais le plus ouvert possible. C’est vrai qu’on est toujours contraint par la technique, mais en fait, on commençait toujours par filmer une première prise en ayant juste jalonné la séquence de quelques repères qui allaient structurer la scène. On incitait les élèves en leur disant « c’est un cours, essayez de le faire vivre, posez les questions que vous avez envie de poser ». Je sélectionnais ce qui me plaisait dans ces réactions, je pointais à la fin de la prise et puis on reprenait. Et là, ce qui était épatant, c’est qu’ils étaient capable de refaire d’une manière tout aussi convaincante, deux, trois, cinq fois s’il le fallait, une réplique ou une scène beaucoup plus condensée ou beaucoup plus construite de ce qu’on avait pendant le premier jet. Le naturel n’était pas juste le fait de l’improvisation mais aussi de leur véritable talent d’acteurs.

Qu’avez vous pensé de l’accueil du film à Cannes, qui a parfois été pris pour un documentaire ?
Il y a effectivement ce réflexe-là. En même temps, j’ai du mal à comprendre comment on peut arriver à cette confusion-là. Il est évident qu’une telle densité d’événements dans une scène implique une construction, une logique qui préexiste à la scène. C’est pas un hasard si en dix minutes il y a autant d’événements qui se produisent, de répliques qui fusent. Il me semblait que la fin du film pointait vraiment le fait qu’on était dans de la fiction, une fiction documentée. Effectivement, la justesse de jeu des acteurs peut faire croire qu’ils sont en train de vivre l’événement.

Comment avez-vous, vous, vécu les réactions politiques quelques jours après la projection du film ?
Il n’y a pas eu quelques jours, plutôt quelques minutes. C’était malgré tout inévitable. Le film touche à un des débats les plus chauds du moment et on prenait le risque d’être récupéré, utilisé en tous les cas, dans le débat. Ça m’a surtout amusé. Encore plus, quand Xavier Darcos a réagi en disant que c’était un hommage formidable au travail fait par les enseignants alors qu’il n’avait pas vu le film puisque c’était quelques minutes seulement après la palme. On a depuis mis une copie à sa disposition et je n’ai eu aucun retour. Ça me rassure assez car j’ai l’impression que le film décrit une réalité suffisamment complexe et accepte cette complexité là. Du coup, il est très difficile de le récupérer parce qu’il résiste à ça.

Toujours en rapport avec la récupération politique, quand vous faites des interviews vous avez encore un peu l’occasion de parler de cinéma ?
Je parle souvent plus d’autre chose que de cinéma. C’est pratique quand François est présent, il peut recadrer, parler légitimement de l’école et de sa pratique de prof et ça me laisse le champ libre pour parler plus de la façon dont on l’a fait.

Vous avez des projets ?
J’ai d’abord besoin de me débarrasser de celui-là, de finir cette histoire-là.

Entretien réalisé par François-Xavier Taboni /// Photos : Ogrrr

10 Réponses to “Entretien avec Laurent Cantet (l’intégrale)”

  1. greglauert lundi 8 septembre 2008 à 221013 #

    Le scope dicté par le sujet ?

    Pas du tout. Comme disait Fritz, ca ne sert qu’à filmer des serpents.

    Et des salles de classe, donc, apparemment.

  2. François-Xavier Taboni mardi 9 septembre 2008 à 101006 #

    Et le vaisseau spatial de « Sunshine » aussi, je crois…

  3. Dieu jeudi 11 septembre 2008 à 140246 #

    Et Moi !
    Ah ah ah ah ah !

  4. Ak' Otédlaplaq' jeudi 25 septembre 2008 à 111100 #

    Butt what is ze goal of scope ?

  5. Boyan jeudi 25 septembre 2008 à 111103 #

    Et les cigares de Clint Eastwood.

  6. Boyan jeudi 25 septembre 2008 à 111107 #

    On en apprend pas mal sur le film et ça donne envie mais… Quand est-ce qu’il sort ?

  7. Boyan jeudi 25 septembre 2008 à 111143 #

    Doh !
    Le 24 septembre !
    Je viens de le voir au début de l’article.

  8. Greg LAUERT jeudi 25 septembre 2008 à 121237 #

    je suis surpris qu’Entre les murs ne soit pas proposé en 3D dans le cadre du FEFFS.
    Quand même, un grand film en scope sans serpent, sans enterrement, ca appelle au moins la 3D.

  9. Sylvain Mazars lundi 29 septembre 2008 à 210901 #

    Revenons au film. Enfin un documentaire sur l’éducation ! C’est les mêmes gosses que dans «Etre et avoir», c’est ça ? Ils ont bien grandi. Quand est-ce que ça passe sur Planète ?

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